mardi 14 mai 2019

Des blagues sexistes et transphobes dans F.R.I.E.N.D.S ? – Notre perception actuelle des objets culturels passés


Je suis en train de regarder le spectacle Delirious d'Eddie Murphy, disponible sur Netflix. Je coupe au bout de 10 minutes parce que c'est insoutenable d'homophobie. Mon meilleur pote me dit « c'est les années 80 ».


Je regarde un épisode de F.R.I.E.N.D.S, je vois les personnages se moquer une énième fois de l'ancien poids de Monica. J'entends les rires des spectateurs qui s'esclaffent sur chacune des blagues transphobes de Chandler à propos de sa mère. Je ne peux pas m'empêcher d'être mal à l'aise, mais je m'efforce de me rappeler que cette série date de la fin des années 90.


Je regarde TPMP, quand Cyril Hanouna humilie... Non. Non, je ne regarde pas TPMP. Ça va pas bien vous.

Les choses sont comme elles sont : nous avons fort heureusement avancé en matière de bienveillance et d'acceptation des autres. Évidemment tout n'est pas gagné, il y a encore malheureusement beaucoup trop de choses graves qui se passent dans le monde pour croire qu'on a toutes et tous fini par s'accepter, loin de là. Toujours est-il qu'on commence pas mal à avoir évolué sur ces questions là. À s'insurger quand un comportement s'avère purement discriminatoire. Et ça fait du bien. Et il faut continuer dans cette voie.

Quand on fait un travail sur sa propre personne pour essayer d'être le moins problématique possible, c'est-à-dire tenter de ne pas heurter une minorité, une question qui se pose : quid de la culture populaire qui nous a nourri jusque-là ?

Je suis profondément partagée entre l'idée qu'il n'est pas tenable d'avoir la même grille de lecture pour quelque chose qui a été fait à une époque où on avait moins conscience de ces comportements discriminatoires et la cohérence de ce que je regarde, lis ou écoute avec mes principes d'aujourd'hui.

J'étais fan de Scott Pilgrim, l'oeuvre de Brian O'Malley. Ce n'est que plus tard que j'ai compris que c'était l'histoire d'un mec qui devait vaincre tous les ex de la meuf qu'il voulait conquérir pour pouvoir avoir son cœur. Meh. Comment j'ai pu rire de ça ? Certes, c'était le synopsis pur de l'oeuvre. Mais je ne porte simplement plus le même regard dessus désormais. Parce qu'entre temps, ma curiosité militante est passée par là et qu'il y a des choses que je ne peux plus laisser passer.


« Oui mais aussi on peut plus rien dire ». Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas être drôles sans faire de blagues discriminantes, racistes, validistes ou sexistes (parfois les trois en même temps, bingo!). Si l'absence de discrimination est un frein à votre humour, c'est peut-être qu'au fond vous n'êtes pas si drôle.

Il y a aussi les contenus qui en voulant dénoncer quelque chose finissent par heurter un autre combat pour cause de maladresse. Je pense à la chanson Stupid Girls de P!nk sortie en 2005 qui shame clairement les femmes qu'elle considère comme trop frivoles à son goût. Je le reconnais et pourtant vous qui connaissez l'amour que je porte à cette artiste, vous savez à quel point il m'est douloureux de le reconnaître.


J'ignore si c'est la bonne solution mais pour le moment j'essaye de faire le tri entre ces objets culturels. Je tâche de me mettre à la place de la personne qui a produit ce genre de contenu. Est-ce que sa mentalité a changé depuis, est-ce qu'elle a conscience d'avoir fait de la merde à l'époque, même si ladite époque n'était pas propice à la bienveillance ? Si la réponse est oui, alors je me dis que c'est bon. Parce qu'on a tous et toutes le droit de son tromper et de faire du chemin dans sa tête.

Il y a aussi la question de savoir si le contenu était déjà condamné à l'époque. À vrai dire, cette solution me convient beaucoup moins puisqu'elle pourrait être la justification de comportements qui sont inadmissibles en tous temps mais qui pourraient être excusés parce qu'acceptés dans la sphère publique. Ça ne marche pas pour moi.

Cette façon de voir les choses ne tient pas dans l'hypothèse où la lutte contre les discriminations passe par une libération de la parole qui n'est pas toujours facile à atteindre. Soit parce qu'on n'ose pas en parler, soit parce qu'on est obligé de se taire. Il était impensable aujourd'hui pour McFly et Carlito de faire une parodie de rappeurs noirs en faisant une blackface pour leur vidéo Kaarsfly& Boobalito alors que le Palmashow le faisait sans aucun complexe dans le clip Ça m'vener. Pourtant, ce clip date de 2014. Seulement 5 ans. Et on est beaucoup à en avoir ri. Trop, surtout.

Bien sûr il y a les productions qui en font trop, celles qui me sont vraiment impossibles à regarder/lire/écouter. Comme le spectacle d'Eddie Murphy, parce qu'elles rentrent beaucoup trop en conflit avec mes principes et que de toute évidence je sais que je ne vais pas passer un bon moment. Mais j'ai en même temps l'impression de faire de la hiérarchie des souffrances, ce qui n'est pas idéal.

Du coup il est vrai que j'ai du mal à me positionner quand je vois passer des articles ou de threads sur Twitter qui dénoncent telle ou telle série, déterrée des années 2000 ou plus ancienne encore. Parce que notre regard a effectivement pu évoluer. D'un autre côté, je me dis que ce travail d'exhumation est essentiel pour comprendre à quel point nous avons puis intérioriser des comportements discriminants sans jamais se remettre en question.

Ce qui me fait rire, c'est qu'avec tous ces changements de perception je m'étais remise à voir Desperate Housewives, en me disant que ça allait être la cata à cause des clichés qui allaient s'abattre sur la ménagère quadra qui s'occupe de toute sa famille. Et j'ai été agréablement surprise par cette redécouverte. Je ne dis pas que c'est parfait mais pour une série qui semble foncer dans le mur, c'est assez louable.



C'est quoi vos solutions à vous, pour concilier la culture de votre enfance avec vos principes d'aujourd'hui ?


4 commentaires:

  1. 1/3

    Bonjour She. Votre article m'a interpellé. j'ai eu envie d'y répondre pour partager quelques points de vue avec vous sur le regard que l'on peut porter sur les productions anciennes et récentes. Dans un gros désordre, je pense. Je m'en excuse.

    A propos de la référence à Scott Pilgrim, je voudrais préciser deux trois éléments de l'histoire. D'abord, mon rapport au film (et aux livres) et identique au votre : j'ai eu plusieurs niveaux de compréhension. A chaque revisionnage et relecture, j'ai saisi de nouvelles choses. Mais pas celles que vous écrivez : Ramona n'impose à Scott de vaincre ses ex maléfiques. C'est un plan de Gideon, son ancien petit ami, riche et machiavélique, qui veut lui faire du mal. Ramona subit cette vengeance et s'en veut de la faire subir à Scott. Le concept chevalerie peut apparaître désuet, mais il s'agit de symbolique pour parler du réel.
    De plus, mais là, je m'appuie davantage sur la bande dessinée, Ramona est obsédée par Gideon ; elle le déteste, elle cherche à l'oublier, mais il est là dans son esprit, ce que Scott découvrira par inadvertance.
    Quant à Scott Pilgrim, O Malley le dépeint comme un jeune adulte qui ne réalise pas la portée de ses actes. Auprès des filles, il est inconscient et il leur fait du mal. Et cette inconscience ne lui permet pas de comprendre pourquoi l'une de ses ex, la batteuse Kim, est perpétuellement en plein spleen, désabusée, pourquoi elle le traite tout le temps de connard ; il ne le devine pas, ne s'en soucie pas, parce que s'en est un, de connard.
    Scott, 23 ans, sort avec une fille de 17 ans juste pour se rassurer, Scott défait les ex maléfiques avec un certain dédain, il sait juste, et encore, qu'il est amoureux de Ramona, mais son sens des responsabilité ne l'emporte pas plus loin. Scott fait rire et est aimé de son colocataire. Celui-ci retarde le moment de le virer de chez lui pour ne pas le blesser, mais, du coup, maintient Scott dans l'idée qu'il est un type sans problème. Il faudra qu'il pousse son égoïsme aux limites de ce que peut supporter Ramona, qui le plaque, il faudra qu'il réévalue la valeur de celles et ceux qu'il traitait avec négligence pour qu'il grandisse et devienne un homme respectueux des autres et de lui-même.
    Le portrait de ces personnages, jeunes musiciens, branchés, intello, me semble très réaliste, peut-être parce que j'ai baigné dans ce milieu dans ma jeunesse et qu'on avait pour beaucoup notre part de Scott Pilgrim, et que comme lui, heureusement, on a grandi. Je ne sais pas si "Scott Pilgrim" est une œuvre féministe, je suis sûr en revanche qu'elle est juste.

    Y-a-t-il des choses que l'on doit laisser passer ? "Raw" d'Eddie Murphy, par exemple. Je vous en parle parce que c'est un de mes spectacles préférés. Il me fait toujours hurler de rire même maintenant. Et pourtant, je ne suis pas homophobe. Je ne l'étais pas d'avantage il y a trente ans. Pourquoi alors ? Parce que justement c'était il y a trente ans et je ne veux pas revoir ça fait aujourd'hui. Tout comme les "Betty Boop" très sexualisés que j'adore, les "Tom et Jerry" des années 40 où une femme de ménage afro américaine caricaturale, dont on ne voit que les bas épais terminés par de gros chaussons, chante du Cab Calloway. Mais ne me faites plus ça maintenant. C'est ça le truc. Parce que d'avantage de gens auparavant discriminés sans broncher on pris la parole, on sait que l'on aura plus du Michel Leeb et ses blagues sur les Africains, et c'est tant mieux, même à l'époque...

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  2. 2/3
    Votre meilleur pote vous dit que c'est l’époque, il a raison, il contextualise. Parce que... quoi donc ? Faut-il interdire ces dessins animés ? En fait, c'est le cas, . Nombre des ces cartoons ont disparu des catalogues officiels. On peut encore les voir sur YouTube avec de gros "CENSORED". Mais comment fera t-on plus tard pour raconter la ségrégation dans les films aux USA si les témoignages disparaissent ? Se verra t-on répondre "Racisme dans le cinéma des années Trente ? Quel racisme ?" Du coup, que signifie laisser passer dans votre texte ? S’interdire de regarder ou interdire de regarder ? Ce n'est vraiment pas la même chose.

    J'ai envie de m'intéresser à 2019 où on crée des horreurs estampillées "correctes". On pervertit le mouvement Meetoo pour reprendre les mêmes schémas raciaux des années Trentes. Le dernier Spiderman "Far from home" est un exemple. Il y des non-blancs, mais ils sont derrière. On découvre une étudiante voilée, ha bien, mais elle dit trois mots. La copine du héros, Zendaya, passe son temps à être désagréable et ne fait pas avancer l'intrigue. L'adjointe du chef, Maria Hill (Cobie Smulders) envoie bouler tout le monde et ne fait pas avancer l'intrigue. On peut faire plus difficilement phallocrate. Un ado hawaïen (Jacob Batalon) sort avec une jeune Américaine WASP, ce sera juste le temps des vacances, faut pas déconner. Peter Parker, lui, c'est tout bon.
    On a envie de demander à Hollywood quand est-ce qu'il vont se décider à les écrire, ces personnages féminins forts, qui font avancer l'histoire, qui n'ont pas besoin des mecs pour s'en sortir. Parce que la Princesse Leia ou même Betty Boop, même en petite tenue, l'étaient ! En fait, la vision hollywoodienne de Meetoo est inepte. Les femmes doivent être agressive, voire violentes, et c'est tout. On le constate dans "Wonder Woman" ou Gad Galot défonce des soldats ou dans "Aquaman", ou une princesse submarine exécute littéralement ses adversaires submarins en les étouffant sans que ça lui pose le moindre problème. Problème, c'est une des héroïnes du film... La palme revient à "Captain Marvel" ou là carrément, le personnage envoie chier tout le monde, son partenaire Nick Furry (Samuel L Jackson) alors que le film est vendu comme un buddy movie, et même la fille de 10 ans de sa meilleure amie. Et bien sûr, pas d'histoire d'amour, ce sont des femmes fortes. D'ailleurs on a trouvé un truc pour faire passer la pilule, elle sont "badass".
    Pour revenir à Spiderman "Far from home", le problème va plus loin que les races ou le sexe des personnages. Les adolescents sont aussi constamment sauvés par des adultes. Des adultes riches qui fournissent gratuitement armes et gadgets de sorte que Spiderman n'est plus Spiderman, à savoir un un gamin désargenté défini par un trauma originel, le meurtre de son oncle. "Far from home" est le film le plus patriarcal que j'ai vu depuis longtemps.

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  3. 3/3
    Concilier la culture de mon enfance avec mes principes d'aujourd'hui. C'est difficile de répondre. Disons que c'est admettre que ces œuvres ont été produites, qu'elles racontent plus ou moins bien les mentalités de leur époque, qu'elles ne m'ont pas rendu raciste et sexiste. Et que au delà du jugement moral qu'on leur porte, elles sont nées dans une époque radicalement à l'opposé de la notre : plus libre. Parce que de nos jours, cohabite à coté de la parole libérée de populations jusqu'alors invisibles dont je parlais plus haut une vague moraliste qui détruit pas mal de liberté sur son passage, une véritable interdiction de déraper qui est pourtant propre à toutes les cultures. Vous évoquez Twitter et les articles ou les threads qui dénoncent telle ou telle série, déterrée des années 2000. Je pense la même chose : pour un ou deux trucs un peu sérieux, Twitter est un accélérateur à connerie. Parce qu'on y écrit sans réfléchir, parce que c'est rapide, immédiat. Il devient difficile pour beaucoup de distinguer le combat social et sociétal de la censure, l'expression publique de la volonté de mort sociale des individus.
    S'indigner publiquement que Bertrand Cantat donne des concerts est pour moi un combat juste. Haranguer son public dans la file d'attente afin de le dissuader de rentrer dans la salle, pas du tout. Je vais oser une comparaison, mais ça m'a rappelé les militant anti-avortement devant les plannings familiaux.
    S'insurger des propos de MIA qui voulait qu'à côté de Blacklivesmatter existe un Indiannlivesmatter reste dans les clous, signer des pétitions pour l'interdire de festival (et ça a marché pour un) est dégueulasse.
    Poursuivre Orelsan pendant presque 8 ans pour un texte de fiction, poursuivre des rappeurs pour des textes de fiction... Poursuivre la fiction.

    Concilier la culture de mon enfance avec mes principes d'aujourd'hui, c'est sortir d'une pensée bourgeoise (comme l'écrivait Guy Debord) qui mène des luttes qui ne remettent jamais en question le système (ce dont je ne vous accuse pas, en aucune manière). C'est regarder surtout le présent qui, lui, peut se changer et mener des combat au présent sans penser que mes principes sont un horizon indépassable et que la fin justifie les moyens.

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